Un rapport de l’Inserm sur « le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » qui recommande un dépistage dès l’âge de trente-six mois suscite un tollé - sur le fond et sur la méthode - dans de nombreuses professions. Critiques ravivées après la crise des banlieues.
C’est à la demande de la Caisse nationale d’assurance-maladie des professions indépendantes (Canam) que l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a réalisé une étude [1] intitulée « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Rendu public début septembre, il est dénoncé dans plusieurs communiqués, dans une pétition (voir ci-dessous), et ne cesse depuis la crise des banlieues de susciter de nouvelles oppositions.
Ce rapport est le troisième de l’Inserm consacré à la santé mentale. Auparavant, l’institut avait mené une expertise sur le dépistage et la prévention des troubles mentaux chez l’enfant et l’adolescent (2002), puis une autre sur l’efficacité comparée des psychothérapies (2004). Psychiatres et psychanalystes n’ont été ni consultés ni associés à ces rapports, qui ont été rédigés par les tenants d’un seul courant, relevant du comportementalisme [2]. C’est ce que dénonce le Séminaire inter-universitaire européen d’enseignement et de recherche en psychopathologie et psychanalyse (Siueerpp), regroupant près de deux cents maîtres de conférences et professeurs des universités en psychopathologie clinique [3], qui rappelle qu’ « une expertise garantit son impartialité en tenant compte des principales méthodologies traitant une question ».
Les auteurs de l’expertise ont repris à leur compte, sous le terme de « trouble des conduites », une classification redéfinie en 1980 par la psychiatrie américaine (Dsm 3). Or ce terme vague confond les déviances aux normes et les symptômes et maladies psychiatriques. Dans le cas des États-Unis, c’est une simple commission qui a donné un avis sur la base duquel le gouvernement Bush a préconisé des tests de dépistage dont les laboratoires ont été les premiers bénéficiaires. Avec le résultat que l’on sait : cinq millions de petits Américains sont sous ritaline, « la pilule de l’obéissance ».
D’après l’Inserm, en France, 5 à 9 % des jeunes de quinze ans manifesteraient ce « trouble des conduites » dont la « caractéristique majeure est une atteinte aux droits d’autrui et aux normes sociales ». Des enfants de moins de dix ans seraient à même de devenir délinquants s’ils présentent ces symptômes. L’Inserm recommande des méthodes de dépistage dès l’âge de trente-six mois. Comme le relève le Siueerpp, « ces objectifs ressemblent fortement à la déclaration de Nicolas Sarkozy au journal Le Parisien du 2 novembre 2005 : « Il faut… détecter chez les plus jeunes les problèmes de violence. Il faut mettre en place des équipes pour prendre en charge ces problèmes. »
Médicaliser les enfants ?
L’Inserm propose deux méthodes complémentaires de traitement : la prise en charge psychothérapique et le recours aux médicaments.
La première consiste à « développer un système de soutien pour l’ensemble de la famille et augmenter le soutien scolaire avec les enseignants ». Quant à la seconde, comme il n’existe aucun traitement spécifique pour guérir ce « trouble des conduites », les experts préconisent d’utiliser la ritaline, les neuroleptiques, les thymorégulateurs. Le rapport élude ainsi le contexte social, la précarité, la pauvreté, le chômage, les inégalités, toute une violence sociale à l’origine de la révolte des banlieues. La délinquance, qui est d’abord et avant tout une question sociale, est ainsi médicalisée et naturalisée. Elle serait le résultat de comportements individuels dus à la génétique, au tempérament, à la personnalité et que l’on pourrait traiter avec des médicaments.
On en revient ainsi à ces thèses effarantes du XIXe siècle sur le « criminel-né » que condamne toute la littérature scientifique. La souffrance psychique est oubliée et, en gommant les dysfonctionnements de la société, on transforme les victimes en malades. Nous ne sommes pas loin du monde cauchemardesque de Georges Orwell, de la société asilaire de Vol au-dessus d’un nid de coucou.
Maïté Pinero
[1] Dossier de presse : http://www.inserm.fr/fr/presse/ La synthèse de l’expertise collective (65 pages) : http://ist.inserm.fr/
[2] En situation clinique, le comportementaliste considère qu’un comportement inadapté (par exemple une phobie) a été appris dans certaines situations, puis maintenu par les contingences de l’environnement. La thérapie cherchera donc, par un nouvel apprentissage, à remplacer le comportement inadapté par celui que souhaite le patient ou son environnement social.
[3] Site du Siueerpp : www.siueerpp.org/
La suite de ce dossier :
La déclaration du docteur Mario Salvi :Quand l’idéologie détourne la génétique
L’entretien avec le professeur Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique :On instrumentalise « la psychiatrie pour mieux médicaliser les déviances »